Mises au point

Saint-Just dans Assassin's Creed Unity : une mise au point

par Anne Quennedey

Entrée « Saint-Just » du répertoire des noms propres d’Assassin’s Creed Unity (capture d'écran)

L’illustration s’inspire d’un portrait apocryphe ne représentant vraisemblablement par Saint-Just

 

Il est malheureusement question de Saint-Just dans Assassin's Creed Unity : le Conventionnel n’apparaît pas comme personnage dans le jeu vidéo mais il y est dit qu’il portait des vêtements en peau humaine. C’est ce qui est affirmé dans un passage dans lequel le héros du jeu rencontre le valet de Saint-Just qui doit prendre chez un tailleur le manteau en peau humaine (lien) que celui-ci s’est fait faire, et présenté sans autre précision comme des « rumeurs » dans un répertoire alphabétique des noms propres. Si évidemment absurde que soit cette accusation pour toute personne ayant une connaissance même lointaine de l’histoire de la Révolution, elle est trop ignoble pour ne pas nécessiter une mise au point1.



Le témoignage de Harmand de la Meuse

 

Que Saint-Just ou d’autres députés à la Convention nationale se soient plu à porter des pièces d’habillement réalisées à partir des peaux tannées de guillotinés est un bruit qui, depuis deux siècles, est colporté par intermittence par un petit nombre d’auteurs violemment hostiles à la Révolution française. Si l’anecdote a trouvé créance auprès des scénaristes d’Assassin's Creed, c’est parce que deux documents reproduits dans leurs livres paraissent l’attester. Le premier est un livre paru en 1820, les Anecdotes relatives à quelques personnes, et à plusieurs événements remarquables de la Révolution de l’ancien Conventionnel Jean-Baptiste Harmand, dans lequel on lit le passage suivant : « Une demoiselle jeune, grande et bien faite, s'était refusée aux recherches de Saint­-Just : il la fit conduire à l'échafaud. Après l'exécution, il voulut qu'on lui représentât le cadavre, et que la peau fût levée. Quand ces odieux outrages furent commis, il la fit préparer par un chamoiseur et la porta en culotte »2.

Jean-Baptiste Harmand, estampe de Pierre Gonord

extraite de la Collection des Portraits des Membres Composant le Corps Législatif en l'An 7 (1799).

 

 Il s’agit là d’un témoignage isolé, aucun autre contemporain de la Révolution française n’ayant rapporté cette anecdote. Mais il retient l’attention en raison de l’identité de son auteur : député de la Meuse, Harmand fut en 1792-1794 le collègue de Saint-Just à la Convention nationale. Cependant, le récit des Anecdotes relatives à quelques personnes... ne présente pas Harmand comme le témoin direct de l’atrocité qu’il dénonce. On apprend en effet juste après qu’il eut en connaissance dans le cadre des fonctions qu’il occupa après Thermidor au Comité de sûreté générale : « Je tiens ce fait révoltant de celui même qui a été chargé de tous les préparatifs et qui a satisfait le monstre [comprendre : Saint-Just] ; il me l'a raconté, avec des détails accessoires que je ne peux pas répéter, dans mon cabinet au Comité de sûreté générale, en présence de deux autres personnes qui vivent encore ».

 

Quelle valeur convient-il d’accorder au témoignage de Harmand de la Meuse ? On ne peut qu’être frappé par l’imprécision de son récit : il n’indique ni le nom de la jeune fille ni la date vers laquelle se seraient produits ces faits3, pas plus qu’il ne donne l’époque à laquelle cette dénonciation lui aurait été faite ni ne désigne son auteur ou les deux autres témoins. L’anecdote est d’ailleurs écrite en termes si vagues qu’il est même tentant de la considérer comme une calomnie inventée par le révolutionnaire très modéré rallié en 1814 à la monarchie que fut Jean-Baptiste Harmand4. L’examen des deux éditions des Anecdotes relatives à quelques personnes... amène à adopter une conclusion différente. En effet, le passage sur Saint-Just et la culotte de peau est absent de la première édition parue en 1814 de ce livre5 : il se trouve seulement dans l’édition posthume de 1820 (Harmand était décédé en 1816) qui a été considérablement augmentée, puisque l’ouvrage qui n’avait que sept chapitres dans sa première édition en comporte désormais dix­-neuf. Or, le style de ces douze chapitres est fort éloigné de celui, fourmillant de détails, de Harmand de la Meuse dans l’édition originale. Ces nouveaux chapitres se caractérisent aussi par un souci de sensationnalisme, manifeste dans leurs sujets (chapitres sur Charlotte Corday, sur Marat) et leurs titres (« Sur deux motifs incroyables de détention », « Sur un faux prince de Talmont », « Sur un faux cocher de fiacre »), qui tranche avec l’édition de 1814 conçue dans un objectif tout autre, celui de plaire aux Bourbons et à leurs partisans au moment de la Première Restauration. Ces différences entre les deux versions empêchent de considérer que l’anecdote sur Saint-Just et les chapitres ajoutés dans l’édition de 1820 des Anecdotes relatives à quelques personnes... soient de la même plume que celles parues en 18146. De toute évidence, ces pages sont sorties de l’imagination d’un littérateur chargé de rendre plus attrayant un livre qui, dans sa version initiale, ne présentait qu’un intérêt limité, et qui l’a agrémenté d’historiettes susceptibles de plaire à un public avide de récits sanglants. S’est en effet développé dans les premières années de la Restauration un marché littéraire composé de mémoires et de recueils d’anecdotes, vrais ou faux, attribués à des acteurs de la Révolution et fréquemment rédigés ou « améliorés » par de tels écrivains à gages. Si l’anecdote mettant en scène Saint-Just n’eut aucun crédit avant les dernières décennies du XIXe siècle7, c’est parce qu’il fut longtemps évident pour les contemporains informés qu’elle relevait de cette forme de littérature romanesque destinée à un public crédule.



Faux rapport, pseudo-marquise et vrais espions

 

Le second témoignage invoqué pour affirmer que Saint-Just portait des habits taillés dans de la peau humaine est celui de Saint-Just lui-même. Selon les ouvrages qui propagent cette allégation, le jeune Conventionnel aurait écrit dans un « rapport à la Commission des moyens extraordinaires pour la défense du pays » en date du 14 août 1793 : « On tanne à Meudon la peau humaine. La peau qui provient des hommes est d’une consistance et d’une bonté supérieure à celle du chamois. Celle des sujets féminins est plus souple mais elle présente moins de solidité ». Il est très aisé de montrer que ce passage toujours cité sans référence est un faux car il n’a pas existé sous la Révolution de commission portant le nom de « Commission des moyens extraordinaires pour la défense du pays » et Saint-Just n’a pas fait de rapport à la date du 14 août 1793 ni jamais rien écrit qui s’apparente de près ou de loin à ces lignes.

 

Le premier auteur à avoir attribué au Conventionnel cette fausse citation serait l’historien des guerres de Vendée Émile Gabory, dans un ouvrage paru en 19278. Mais si son attribution à Saint­-Just est récente, la fausse citation elle-même existait bien avant qu’elle ne lui soit imputée. Avant É. Gabory, les ouvrages qui la reproduisent la présentent comme extraite non d’un rapport de Saint-­Just pour une Commission des moyens extraordinaires pour la défense du pays mais d’un rapport rendu public à la même date par cette supposée commission. Le rapport est une invention des Souvenirs de la marquise de Créquy parus en 1834-1835 et rédigés non par cette marquise mais par Cousin de Courchamps (1783-1849). Cet ouvrage qui eut un grand nombre d’éditions au XIXe siècle place en effet dans une note des phrases prétendument extraites du « rapport d’une commission des moyens extraordinaires pour la défense du pays » du 14 août 1793 où l’on reconnaît la matrice de la citation attribuée à Saint­-Just : « Ce que nous pouvons qualifier d'inappréciable dans la pénurie des circonstances et les embarras du moment, c'est aussi la découverte d'une méthode pour tanner, en peu de jours, les cuirs qui exigeaient autrefois plusieurs années de préparation. On tanne, à Meudon, la peau humaine, et il en sort de cet atelier qui ne laisse rien à désirer pour la qualité, ni pour la préparation. Il est assez connu que le citoyen Philippe-Égalité9 porte une culotte de la même espèce et de la même fabrique, où les meilleurs cadavres de suppliciés fournissent la matière première. La peau qui provient des hommes est d'une consistance et d'un degré de bonté  supérieure à celle des chamois. Celle des sujets féminins est plus souple, mais elle présente moins de solidité, à raison de la mollesse de son tissu10 » (les passages utilisés pour forger la fausse citation de Saint-Just ont été mis en italique).

Mais c’est à un autre ouvrage à succès paru quelques années plus tôt que l’on doit la primeur de ce développement sur la qualité des peaux humaines tannées, l’Histoire de France depuis la fin du règne de Louis XVI jusqu’en 1825 de Guillaume-Honoré Roques dit l’abbé de Montgaillard. Œuvre d’un agent secret royaliste11, cette Histoire de France répercute les calomnies les plus fantaisistes qui ont circulé sur la Révolution, en inventant au besoin12. Celle qui concerne les tanneries de peaux humaines13 se trouve en note d’un développement sur les recherches militaires et scientifiques conduites à Meudon en 1794. Contrairement au texte des Souvenirs de la marquise de Créquy, il n’y est question ni de rapport ni d’une « Commission des moyens extraordinaires », le développement de Montgaillard étant présenté comme un témoignage personnel ; mais pour le reste, il est fort semblable à la seconde partie de l’extrait des Souvenirs de la marquise de Créquy. Pour rédiger le passage des Souvenirs... attribué à la commission, Cousin de Courchamps s’est contenté de remplacer les imparfaits par des présents de l’indicatif, d’ôter certains adjectifs et adverbe un peu précieux typiques du style fleuri de Montgaillard et de donner à l’ensemble un tour plus technique et impersonnel.

 

Les tanneries de peau humaine, rumeur de l’an III

 

Les fantasmes autour du château de Meudon, cependant, ne datent pas de la Restauration14. La rumeur selon laquelle des membres du Comité de salut public y auraient installé une tannerie de peaux humaines apparaît fin février 1795, lancée par un journaliste du nom de Galletti qui écrit : « On dit que nos anciens gouvernants avaient mis en réquisition les cadavres des guillotinés, qu’on les apportait à Meudon, qu’ils y étaient écorchés, qu’on faisait tanner leurs peaux, et que Barère et Vadier15 portaient des bottes faites avec les cuirs de leurs malheureuses victimes16 ».

Le château de Meudon en 1791, dessin de Jean-Baptiste Isabey

 

L’accusation fut immédiatement reprise par plusieurs journaux ainsi que par l’abbé Proyart dans son pamphlet La vie et les crimes de Robespierre surnommé le tyran depuis sa naissance jusqu’à sa mort17. Comme on le sait, le Comité de salut public avait décidé en septembre 1793 de faire installer dans le château de Meudon un établissement d’expérimentation pour l’artillerie de la Marine et pour des expériences aérostatiques. Afin de garder le secret sur la fabrication des munitions et des ballons, l’accès à Meudon était strictement gardé et les chariots l’approvisionnaient de nuit : ce sont ces précautions prises pour tenir secrètes les expérimentations militaires qui ont donné lieu à la calomnie de Galletti. Le but de son accusation est clairement de faire haïr la Révolution de l’an II en la montrant capable de toutes les monstruosités. Elle intervient dans un contexte de luttes politiques intenses et de progrès de la réaction. Plus précisément, elle participe des multiples manœuvres visant les anciens membres du Comité de salut public Barère, Collot d’Herbois et Billaud-­Varenne ainsi que Vadier, accusés d’être responsables de la Terreur18, et , au-delà de ces quatre Conventionnels, tous les députés partisans d’une République démocratique. La rumeur lancée par Galletti fit long feu19 avant d’être reprise avec plus de succès après le rétablissement de la monarchie.



Saint-Just vêtu de peau d’homme, de la littérature commerciale à la culture de masse

 

L’image d’un Saint-Just porteur d’un manteau en peau humaine inventée dans Assassin’s Creed est ainsi née de la rencontre de deux types de textes : ceux de journalistes et pamphlétaires soit contre-révolutionnaires, soit opposés à la Révolution dans sa version populaire et égalitaire, qui ont été rédigés pour influer sur les événements en cours ; et les textes romanesques d’auteurs recherchant le succès de librairie avec de faux mémoires faisant une large place au sensationnel. Que cette rencontre ait eu lieu n’est guère étonnant car ces folliculaires et ces écrivains de second ordre partagent un même imaginaire de la Révolution fait d’atrocités, de mises à mort sans jugement et de dépravations dignes des romans noirs anglais alors à la mode. L’image fantasmatique d’un Saint­-Just en bottes ou en culotte de peau humaine20 appartient si évidemment à ce registre macabre irréaliste qu’il est curieux qu’elle ait subsisté au-delà des années 1830, après que la vogue des romans gothiques fut passée. Cette image n’a pu perdurer jusqu’à aujourd’hui qu’en trouvant la caution d’un petit nombre d’historiens hostiles à la Révolution, pour la plupart spécialistes des guerres de Vendée. C’est cette dernière source qui paraît avoir inspiré les scénaristes d’Assassin’s Creed pour leur personnage de Saint-Just.

 

Reste à expliquer pourquoi l’accusation portée à la fin du XVIIIe siècle contre une dizaine de Conventionnels d’avoir été chaussés de peau humaine21 a fini par se concentrer sur le seul Saint-Just. Nous avons vu que la rumeur des tanneries de peau humaine, qui avait paru absurde aux contemporains de la Révolution, a commencé à s’accréditer à partir de la Restauration, c’est-à-dire à un époque où les noms de la plupart révolutionnaires mis en cause en 1795 sont inconnus du grand public auquel s’adressent les livres qui la colportent. Il est donc logique que leurs auteurs aient sélectionné des révolutionnaires ayant toujours une notoriété à l’époque où ils écrivaient, comme Saint-Just ou encore le duc d’Orléans22. A fortiori, la raréfaction des noms des acteurs de la Révolution française susceptibles d’être évocateurs pour les amateurs d’Assassin’s Creed a certainement eu un rôle capital dans le choix d’associer à un manteau en peau humaine Saint-Just plutôt qu’un autre des révolutionnaires dénoncés par Galletti et consorts.

 

Mais la mise en cause du jeune Conventionnel a aussi tenu au portrait physique et moral très particulier qui a été fait de lui depuis l’époque romantique. À partir de la Restauration, Saint-Just a en effet été régulièrement dépeint comme un révolutionnaire cruel et même sadique23 ainsi que comme une sorte de dandy aux mœurs et à l’habillement recherchés. Un texte romanesque de 1844 montre ainsi Saint-Just recevant chez lui ses visiteurs en « robe de chambre de basin d’une blancheur éclatante », chaussé de « babouches élégantes de maroquin jaune, de même que s’il eût descendu en ligne directe du fondateur de l’islamisme » et « pass[ant] et repass[ant] ses mains dans les boucles ondoyantes de sa chevelure parfumée, qu’il disposait autour de son cou avec soin » avant d’« aller faire sa toilette de ville pour se rendre à l’Assemblée24 ». Or, l’Encyclopédie méthodique de Roland de La Platière nous apprend que les vêtements et objets réalisés en peau humaine ont pour particularité de « réunir la souplesse et la force, la douceur et la blancheur, au plus haut degré »25. Ce pourrait donc être non seulement par sadisme mais encore par souci de suprême élégance que le Saint-Just imaginé par les écrivains de la Restauration a été vêtu de peau de femme.

 

La réputation de révolutionnaire à la fois cruel et soucieux de sa mise qui continue d’accompagner Saint-Just explique que les scénaristes d’Assassin’s Creed ait pu vouloir le vêtir du curieux manteau de peau humaine dont il est question dans le jeu. S’ils ont choisi pour l’habiller, plutôt que la « culotte » en peau humaine, un manteau fait de la même matière,  c’est vraisemblablement parce que ce manteau de cuir leur a paru moins trivial que la traditionnelle culotte en peau. Cette pièce d’habillement a également pu être choisie pour moderniser l’allure de Saint-Just en la rapprochant de styles vestimentaires contemporains comme celui connu sous le nom de « gothique ».



Dans la garde-robe de Saint-Just…

 

On apprendra sans étonnement qu’on ne trouve ni manteau ni culotte en peau humaine dans l’inventaire des biens et effets de Saint-Just réalisé en l’an III pour leur vente aux enchères26, mais seulement « un manteau de drap bleu », « une culotte de peau de daim » et une autre « culotte de drap bleu ».

 

Anne Quennedey

 

 

N. B. : Une version plus longue de ce texte est parue dans le Bulletin de l’A. M. R. I. D. (n° 78, juin 2016) auquel il est possible de s’abonner à l’adresse suivante : http://www.rondelot.com/spip.php?article38

 

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1 Pour une synthèse sur les légendes qui s’attachent aux tanneries de peaux humaines sous la Révolution, on se reportera aux Épisodes et curiosités révolutionnaires de Louis Combes (Paris, Madre, 1872, p.  1-31) et au livre récent de Jean-Clément Martin, Un détail inutile ? Le dossier des peaux tannées, Vendée 1794, Paris, Vendémiaire, 2013.

  

 2 Anecdotes relatives à quelques personnes, et à plusieurs événemens remarquables de la Révolution. Par J.-B. Harmand (de la Meuse), ancien député, et ex-préfet du département du Bas-Rhin, Paris, Maradan, 1820, p. 78.

 

3 L’unique précision de l’anecdote concerne la taille de la jeune fille, qui aurait été « grande ». Cette information ne sert qu’à donner de la vraisemblance à l’anecdote car il était en effet nécessaire que cette « culotte », c’est-à-dire le vêtement de dessus couvrant le bas du corps porté par les hommes au XVIIIe siècle avant que ne s’impose le pantalon, ait été suffisamment longue pour couvrir les cuisses jusqu’aux genoux en dépit du fait que les femmes sont généralement plus petites que les hommes.

 

4 Le chapitre des Anecdotes relatives à quelques personnes, et à plusieurs événemens remarquables de la Révolution consacré à Saint-Just contient deux autres anecdotes aussi peu crédibles dont la fonction est de montrer qu’il aurait été d’une brutalité et d’une cruauté hors du commun.

 

Imprimé à Paris par les libraires Baudouin, Delaunay et Chaignieau.

 

La page de titre de l’édition de 1820 la présente comme une « nouvelle édition, augmentée de douze nouvelles anecdotes, supprimées par la censure de 1814 ». Cette indication faisant de Harmand de la Meuse l’auteur des pages ajoutées dans l’édition de 1820 des Anecdotes relatives à quelques personnes... ne peut pas être suivie, d’après les raisons que nous avons avancées. Sa valeur est publicitaire, en ce qu’elle encourage l’acheteur à examiner le contenu d’un livre dont la censure aurait cherché à empêcher la publication. L’éditeur des Anecdotes... de 1820 s’est d’ailleurs gardé de reproduire l’introduction placée au début de l’édition de 1814, qui ne laisse pas espérer que des anecdotes du genre de celles ajoutées en 1820 puissent un jour être donnés au public. Harmand y déclare certes « garde[r] pour un autre temps les faits dont la publicité serait indiscrète ou blesserait quelques personnes » (p. VII) ; mais, d’après un passage précédent (p. V), l’ancien Conventionnel fait allusion à des « faits qui ont plus ou moins influé sur les événemens extraordinaires qui ont agité la France » entre 1792 et 1799 et sur lesquels il a « préparé un recueil assez volumineux ». Cet ouvrage que Harmand ne paraît pas avoir mené à bien est sans rapport avec les anecdotes dépourvues de portée historique qui forment les nouveaux chapitres de l’édition de 1820.

 

L’anecdote publiée sous le nom du Conventionnel Harmand a inspiré au vicomte de Beaumont-Vassy un dialogue présenté comme authentique dans lequel Saint-Just interroge un corroyeur de peaux humaines pour qu’il en prépare une à son usage (Mémoires secrets du dix-neuvième siècle, Paris, F. Sartorius, 1874, p. 19-23). Le vicomte suppose mais, dit-il, sans y croire lui-même qu’il pourrait s’agir de celle de Charlotte Rose Emilie de Sainte-Amaranthe, épouse de Charles de Sartine, condamnée à mort lors du procès dit des Chemises rouges. La fable selon laquelle « le cruel et féroce Saint-Just avait fait arrêté la Sainte-Amaranthe par ressentiment de n’avoir pu jouir d’elle » apparaît pour la première fois dans les Mémoires de Sénart (Paris, Baudouin frères, 1824,  p. 104-105) et a été immédiatement adoptée par les dictionnaires biographiques (par exemple, celui de L. G. Michaud dès l’année suivante).

 

La Révolution et la Vendée d'après des documents inédits. Tome II, La Vendée militante et souffrante, Paris, Perrin, 1927, p. 265, en note. Émile Gabory est l’autorité mentionnée par tous les ouvrages qui attribuent à Saint-Just cette citation apocryphe. Pourtant, à le lire de plus près le près, le développement d’É. Gabory apparaît remarquablement ambigu : « Saint-Just ne proposa-t-il pas d’utiliser la peau des morts ? Le 14 août 1793, la Commission des moyens extraordinaires publiait un rapport où on lit : "On tanne, etc. [suit la citation]"». Quel rapport É. Gabory entendait-il établir entre l’interrogation initiale mettant en cause Saint-Just et la phrase qui suit ? Plutôt que d’avoir fait de Saint-Just le rapporteur de cette prétendue commission, É. Gabory aurait juxtaposé deux arguments sans rapport à l’appui de sa thèse d’une décision politique d’exploiter les cadavres des opposants  à la Révolution. Il nous semble donc qu’il faille laver É. Gabory, qui était archiviste-paléographe, du soupçon d’avoir forgé une citation apocryphe. Mais on peut s’étonner qu’un archiviste formé par l’École des Chartes à la lecture critique des documents n’ait pas repéré un faux aussi grossier que le rapport de la Commission des moyens extraordinaires pour la défense du pays.

 

Le duc d’Orléans, père de Louis-Philippe, guillotiné en 1793.

 

10  Paris, Fournier jeune, tome VII, 1835, p. 28. Les Souvenirs de la marquise de Créquy eurent un grand succès à leur parution et on trouve ce passage reproduit in extenso ou partiellement dans plusieurs ouvrages du XIXe siècle, par exemple dans le Nouveau manuel complet du chamoiseur, pelletier-fourreur, maroquinier d’Eugène Julia de Fontenelle (Paris, Librairie encyclopédique de Roret. 1841, p. 104) et dans Les Français sous la Révolution d’Augustin Challamel et Wilhelm Ténint  (Paris, Challamel éditeur, 1843, p. 47).

 

11  D’après un jugement rendu en 1834, son véritable auteur serait le frère dudit abbé, Jean-Gabriel-Maurice Roques qui se faisait pour sa part appeler le comte de Montgaillard, également agent secret. Ce dernier aurait en effet écrit la majeure partie de l’ouvrage paru sous le nom de son cadet.

 

12 Ainsi, l’auteur déclare que,  pendant la Terreur, il a « vu des enfants de dix à douze ans sucer le sang qui découlait de l’échafaud », affirmation qu’il fait suivre avec raison de trois points d’exclamation (Paris, Moutardier, tome IV, 1827, p. 187).

 

13  « On tannait, à Meudon, la peau humaine, et il est sorti de cet affreux atelier des peaux parfaitement préparées ; le duc d’Orléans (Égalité) avait un pantalon de peau humaine. Les bons et beaux cadavres de suppliciés étaient écorchés, et leur peau tannée avec un soin particulier. La peau des hommes avait une consistance et un degré de bonté supérieure à la peau des chamois ; celle des femmes présentait moins de solidité, à raison de la mollesse du tissu » (Histoire de France depuis la fin du règne de Louis XVI jusqu’en 1825, Paris, Moutardier libraire-éditeur, tome IV, 1827, note 1, p. 290).

 

14  Dans ce paragraphe, nous nous appuyons sur les pages 16-23 et 61-68 du livre de J.-C. Martin, Un détail inutile ? (op. cit.  note 1). Sur la nature des expérimentations scientifiques menées à Meudon, on se reportera aux travaux de Patrice Bret.

 

15  Barère est ici mis en cause en tant qu’ancien membre du Comité de salut public sorti le 1er septembre 1794, et Vadier comme président du Comité de sûreté générale jusqu’en août 1795.

 

16 Journal des Lois de la République, n° 872 du 27 février 1795. Louis Combes voit derrière l’accusation de Guglielmo Francesco Galletti l’influence du journaliste et collectionneur Guillaume-Thérèse Villenave  (Épisodes et curiosités révolutionnaires, op. cit., p. 22-23).

 

17  Augsbourg, 1795, p. 279-280. Pour ce livre, le contre-révolutionnaire royaliste Liévin-Bonaventure Proyart, alors émigré en Allemagne, prit le pseudonyme de Le Blond de Neuvéglise.

 

18  Le 27 décembre 1794, une commission de vingt et un Conventionnels avait été nommée pour examiner leur conduite dans les Comités. Le rapport de Saladin contre eux eut lieu dans les jours qui suivirent la dénonciation de Galletti. Ils furent condamnés à la déportation après les journées de Germinal an III.

 

19   Elle ne fut notamment pas retenue contre les quatre anciens membres des Comité de salut public et de sûreté générale mis en accusation. Mais Barère fut durablement poursuivi par cette rumeur, ainsi que M. Bernard Gainot nous l’a indiqué.

 

20   Les culottes révolutionnaires en peau humaine ont été popularisées par le journaliste passé à la contre-révolution Louis-Marie Prudhomme, qui imagina que certains Conventionnels en portaient lors de la Fête de l’Être suprême (Histoire générale et impartiale des erreurs, des fautes et des crimes commis pendant la Révolution française, À Paris, rue des Marais, 1797, p. 153). Mais des légendes concernant des hommes qui auraient été vêtus de telles pièces de vêtement couraient dès avant, comme celle voulant que le comte de Monterevel (1736-1794) en possédait une faite avec la peau d’un de ses ennemis tué en duel.

 

21   Outre Barère, Vadier et Saint-Just, J.-C. Martin mentionne Billaud-Varenne, Drouet, Foussedoire, Javogues, Le Bas et Moulin (op. cit., p. 61 et p. 144, note 103). Les accusations contre Saint-Just se trouvent dans le numéro 873 du 28 février 1795 du Journal des Lois de la République et dans numéro 887 du Journal de Perlet paru le même jour (« On va jusqu’à assurer que Saint-Just et Barère ont, les premiers, fait l’essai de ces bottes de peau humaine »).

 

22  Cf. plus haut les extraits de Montgaillard et de Cousin de Courchamps.

 

23  Avant 1820, Saint-Just n’est qu’exceptionnellement accusé de cruauté. C’est après cette date qu’ont commencé à circuler un certain nombre d’anecdotes faisant de lui un individu pervers, comme celle attribuée à Harmand de la Meuse ou celle qui concerne mademoiselle de Sainte-Amaranthe (voir ci-dessus la note 7).  Sans reprendre ses fables dans leurs Histoires de la Révolution, Lamartine et Michelet ont contribué à propager ce portrait psychologique faussé présentant Saint-Just comme un homme au cœur sec volontiers sanguinaire (sur la constitution de la légende romantique d’une froideur du Conventionnel, voir le chapitre IV de : Anne Quennedey, Un sublime moderne : l’éloquence de Saint-Just à la Convention nationale (1792-1794), à paraître aux éditions Honoré Champion).   

 

24  Georges Duval, Souvenirs thermidoriens, Paris, Victor Magen, tome I, 1844, p. 181-185.

 

25  Paris, Panckoucke, Liège, Plomteux, tome III, 1790, p. 396.

 

26  G. Vauthier, « La succession de Saint-Just », Annales révolutionnaires, tome XV, 1923, p. 513-514.